Sabine s’approchait de son mari et le tirait par la chemise.
« – Benjamin, calme toi merde ! On as pas besoin de ça, arrête ça tout de suite !
- Laisse-moi ! J’aime pas qu’on parle dans mon dos, et j’aime encore moins que ceux qui le font n’aient pas le courage d’assumer ! Venez !
- Arrête, tu vas attirer la sécurité avec tes conneries !
- Sécurité ? Sécurité de quoi ? Rien que des planqués ! Qu’ils viennent et je leur dirai leurs quatre vérités !
- Si tu continues, c’est moi qui vais les appeler !
- Tiens donc !
- Benjamin arrête ! »
Sabine avait lâché ses derniers mots avec autorité, comme une mère rappelant son fils difficile à l’ordre. Et Benjamin se retourna vers sa femme, passa son bras autour de ses épaules et l’emmena sur un banc. Il suffisait de parler à son mari comme une mère parlerait à son enfant pour le ramener à la raison. Complexe d’oedipe ou, là encore, l’explication se cache t’elle dans les recoins les plus reculés de notre instinct ?
Après ce moment de tension, retournons vers Thomas, qui avait enfin trouvé une place assise. Il avait assisté, mais pas entendu, l’altercation du couple avec les voyageurs sur le quai d’à côté, par la vitre contre laquelle il avait posé sa tête, l’alcool pesant sur le cerveau, sur les muscles et, trop imbibé, le corps miné a besoin de soutien.
« – L’amour, à cette époque ? Des projets ? Des enfants ? Une maison ? Les crédits ? Les disputes ? Les violences verbales et physiques ? Les enfants qui tournent mal ? Le divorce ? Les avocats ? Les coups bas ? Qui en sortira avec le plus d’argent ? La bataille pour la garde des gamins ? Une famille recomposée ? Non ! Peu pour moi, je cède ma place ! Jamais ! À cette époque croire en l’amour ? C’est niais. Croyez en une mort certaine, ça, tout le monde y passe, riche ou pauvre, idiot ou génie (les deux sont d’ailleurs parfois en une même personne, le génie de la connerie, et la connerie du génie), gros ou maigre, chômeur et travailleur, enfin… la liste pourrait continuer indéfiniment. Tiens… je me demande si ceux qui balancent les bombes arrivent à dormir et à se regarder dans la glace le matin. Ils sont sûrement chargés de drogues, ou ça ne m’étonnerais pas qu’ils soient manipulés jusqu’à croire qu’il joue à un jeu-vidéo. Je divague… J’ai envie de vomir mes tripes… Plus je vieillis, plus je picole et moins je tiens l’alcool… s’est pas normal ça. Sûrement un cancer, un truc au foie ou à l’estomac. Tiens, je devrai me mettre à fumer, histoire de viser le cancer du poumon ou de la gorge. J’aurai une chance de me voir mourir, de passer de l’autre côté, au lieu que ma vie finisse en un clin d’œil. Si on réfléchit bien, fumer et boire, c’est un peu comme un suicide lent. Ceux qui sautent d’une falaise ou se font sauter le caisson, eux, ils utilisent la manière rapide. Mais ils sont jugés, vilipendés, l’église ne veut pas célébrer leurs funérailles. Par contre, ceux qui, comme moi, se tuent à petit feu, on ne leur dit rien. C’est un suicide, plus long qu’une bastos dans la caboche mais, au final, c’est pareil. Quel monde étrange. Attends, n’est-ce pas du suicide de sortir de chez soi à notre époque ? Attends, pire, rester chez soi, c’est du suicide aussi ! Une bonbonne atomique ça te fait t’évaporer de la surface de la planète que tu sois dedans ou dehors. Non, le mieux c’est un bunker souterrain ! Mais c’est interdit, enfin je crois… J’évite de trop réfléchir. Ça demande des matériaux nécessaires à l’effort de guerre, ainsi que de la main d’œuvre et tout et tout… Plutôt qu’ils ne veulent pas provoquer la panique en disant que les abris anti-atomiques sont nécessaires… et, en filigrane, ils veulent surtout être sûrs que l’on crève. Ma pauvre petite dame, ne retiens pas la rage de ton bonhomme, laisse le déverser sa bile, ils ne nous restent pas longtemps à vivre, vivons pleinement, et surtout goulûment ! »
Comme à son habitude, Thomas avait pensé tout haut. Chaque passager dans son wagon étaient passés dans celui de devant ou de derrière après avoir entendu sa rente.
« – Je pari qu’il y en a un qui va baver aux autorités ! Je ne sais pas si les prisons sont ciblées par les bombardements… en fait, je n’ai jamais entendu parler d’une bombe ayant atterri sur un pénitencier… C’est peut-être une bonne planque ! Ça et bosser pour le gouvernement. Étrange époque, mais on s’y fait, l’être humain s’habitue à tout ! Et je dirais presque que je l’aime, cette période sombre… »
Le train de Thomas enclenche sa marche en avant, doucement, il quitte la gare. Il enlève sa tête de la vitre, les vibrations que provoque le contact de son cerveau éméché avec la vitre du wagon ne faisaient pas bon ménage avec son état. L’ingénieur ne peut s’empêcher de vomir sur le dos du siège en face de lui. Dégouté par l’odeur de son propre vomi, mais se sentant déjà mieux, il déambula dans le wagon à la recherche d’un siège plus confortable. Il le trouva, s’affala dessus et allongea ses jambes sur le siège de devant. Si un contrôleur passait, il aurait été bon pour une bonne réprimande. Mais pour ça, le valeureux contrôleur aurait dû le réveiller. Et le sommeil d’un homme qui cuve est profond. Parfois le sommeil se transforme en coma.
Jaskiers