
Sabine, assise sur un banc du quai avec son mari, regardait le train de Thomas partir. Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse à l’horizon.
« – J’espère que c’est lui qui va se prendre une bombe !
- Benjamin, arrête ! Aucune bombe ne va tomber sur ce train, ni sur le mien. Enlève-toi cette idée de la tête.
- C’est comme ça que tu supportes tout ça toi aussi ?
- De quoi tu parles chérie ?
- Tu fais l’autruche, tu refuses de penser que ça peut t’arriver, ça n’arrive qu’aux autres.
- Arrête un peu ! Réfléchis, on pourrait en recevoir une, ici, maintenant ! Pourquoi lâcher une bombe sur un train en partance pour la campagne ? Ce serait plus logique qu’ils nous en balancent une sur la gare !
- J’avoue que tu n’as pas tort sur le coup…
- Évidemment. Mais il ne faut pas penser à ça, on a une vie à vivre, tous les tro… deux !
- Si on en reçoit une dans les secondes qui suivent, au moins, on mourra ensemble.
- Assez ! Assez, tu vas mal Benjamin ! Je vais rester.
- Non, non ! Va dire au revoir à ta grand-mère ! Ne laisse pas cette époque de fou te priver de ce moment… même si c’est pas un moment très joyeux. Mais assister à l’enterrement d’un proche, c’est humain, normal. Tu dois y aller.
- Si tu me promets de travailler sur ton anxiété.
- Je vais me mettre à picoler comme tous mes collègues.
- Arrête tes conneries ! Non, dès que je reviens, je demanderai le numéro d’un thérapeute à une amie qui avait le même genre de problème que toi.
- Mais quel problème ? Est-ce un problème d’avoir peur de perdre ma femme ?
- Non, mais c’est un problème de voir la mort partout !
- Mais c’est l’époque qui veut ça ! J’y peux rien ! On baigne constamment dans la peur !
- C’est exactement ce que veut l’ennemi !
- Arrête de parler d’ennemi ! C’est pas les voisins d’à côté le problème ! C’est ceux qui se font de l’argent sur tout ça ! Suis l’argent ma chérie, il mène toujours à la vérité !
- Je crois que tu as vraiment besoin d’aide… je peux rester, je suis ta femme et j’ai fait le voeux devant le Seigneur d’être à tes côtés dans les bons comme dans les mauvais moments.
- Et moi je suis ton mari, je refuse de t’empêcher d’aller dire adieu à ta grand-mère. Je réfléchirai à ta proposition d’accord ?
- Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde.
- Je ne te promets rien, on ne peut rien promettre à cette…
- Époque, oui, change de disque un peu ! »
Benjamin ne répondit pas, il venait tout juste de réaliser à quel point il avait été immature. Sa femme allait à l’enterrement de sa grand-mère, elle avait des jours difficiles moralement en perspective et lui avait complètement oublié la peine de sa femme.
Il approcha son visage du sien pour l’embrasser tendrement.
« – Désolé, je suis vraiment un con parfois. Mais c’est cette… non désolé j’arrête.
- Très bien. Écoute, mon train arrive. Tu es sûr que tout ira bien ?
- Oui ma chérie, j’en suis sûr. »
Elle regardait son mari, elle le trouvait beau, il y avait quelque chose dans sa manière de se mouvoir qui la rendait folle de lui. Sabine n’en voulait pas à son mari, elle avait vite appris à pardonner. On n’avait plus le temps d’en vouloir à son âme-sœur, le temps était un luxe, encore plus à cette époque.
Le train s’approcha lentement, s’arrêta et ouvrit ses portes automatiques. Quelques âmes en sortirent. Aucuns sourires, ils avaient tous l’air fatigué, abattus, démoralisés. C’était surtout des ouvriers, des cols bleus, ceux qui trimaient pour un salaire de misère, la guerre n’était pas la bonne époque pour épargner, ce n’était pas une bonne époque pour ceux en bas de l’échelle sociale. Même en temps de paix. Les riches devenant toujours plus riches, les pauvres plus pauvres, qu’importe l’époque, la politique, la paix ou la guerre.
Benjamin sentait encore une fois la colère monter en lui. Il venait de trouver, sortie de nulle part, quelque chose en lui qui pouvait amener les gens à la révolte. Mais il avait promis, c’était des enfantillages, aucun homme seul ne peut faire lever un peuple, surtout pas lui, employé de bureau bien payé à ne presque rien faire de la journée. Il laissa sa place de révolutionnaire à quelqu’un d’autre. Surtout que sa femme, qu’il trouvait magnifique avec ses jambes qui semblait ne jamais finir, s’approchait pour le baiser d’adieu.
Il s’embrassèrent longuement, amoureusement. Les derniers ouvriers sortirent, jetèrent un regard triste sur les mariés et continuèrent leur route.
Jaskiers