
Robyn tourne son visage et fixe ses yeux verts dans les yeux marron de Johnny. Cela dure quelque secondes qui paraissent un peu trop longues pour Johnny. Il a toujours peiné à regardé les gens dans les yeux, surtout quand c’était la personne qui conduisait. Il détourna son regard inquiet vers la route.
« – T’as peur hein ?!
- Robyn, je te connais pas, des… merde… regarde la route. Je vois pas qui tu es.
- Dommage… pour toi j’veux dire.
- Désolé, mais regarde la route s’il te plaît merde ! »
Robyn reposa son regard sur la route, elle avait légèrement déviée de sa trajectoire et la redressa.
« – Tu fais souvent des coups comme ça ?
- John… j’peux t’appeler John ouai ?
- Au point où on en est.
- John, faut vivre dangereusement, même un petit peu, ça te permet de te remémorer la valeur de la vie.
- Oui, j’vois c’que tu veux dire. Mais c’est mieux quand on contrôle. Là, j’ai rien demandé.
- Faut aussi apprendre à perdre un peu le contrôle.
- Nan, là, ça tu vois, je peux pas.
- Control freak ?
- Carrément, et je l’assume.
- Tu dois avoir une triste vie Johnny Boy.
- Au contraire. Quoique… tout est question de perspective.
- Non Johnny, tout est question de temps.
- T’es du genre : on a qu’une vie faut en profiter ! C’est n’importe quoi.
- Non, je suis d’accord, cette mentalité c’est pas mon truc non plus. Juste, tu ne peux rien contrôler totalement. Et la chose la plus importante, le temps, est bien la chose la plus importante que nous pouvons manipuler à notre guise. On est… une expérience.
- T’a fumé avant de prendre le volant ? On peut pas manipuler le temps.
- Peut-être que oui, peut-être que non.
- D’accord, le temps, machin machin, tout est relatif, Albert Einstein, le Boson de Higgs, la théorie des cordes, la particule de Dieu, la matière noire, le nucléaire et machin machin encore machin. Je crois que le mieux Robyn, c’est juste de ne pas se poser de question. Plus tu t’en poses, moins t’as de réponse et tu finis avec encore plus de question. Y’a des types qui finissent en hôpital psychiatrique à cause de ce genre de questionnement.
- T’es un foutu robot ?
- Nan… c’est quoi cette question à la mord-moi le-noeud encore.
- Le jour où tu demanderas à un robot ou une intelligence artificielle qu’elle est le sens de la vie et que la machine te répond avec aplomb une réponse qui n’est pas : je ne sais pas… Ça sera déjà trop tard.
- Mais qu’est-ce que ça a à voir avec ce que je viens de dire ?
- Rien… je dis juste que tu as raison. T’es perdu, tu te poses des questions, tellement que tu t’es arrêté de t’en poser et tu continues de vivre sans savoir.
- Ouai… mais toi tu te les poses ces questions ?
- Tu sais, l’hôpital psychiatrique, les maladies mentales, les fous comme les appellent les gens normaux… enfin la normalité c’est une question de point de vue… je disais, les malades, les schizophrènes, les dépressifs, les mégalomanes tout ceux-là. Ils sont pas dans la norme, ont les internes et ont les soigne pour qu’ils rentrent dans le moule, qu’ils travaillent et paient leurs foutus impôts et tutti quanti… mais si on prenait le problème différemment. Les schizos, moi ils me fascinent. Des hallucinations ? Des voix ? Et si au final, ils étaient des sortes de messagers ? De quoi ? J’en sais rien Johnny Boy, mais si on prenait le temps, encore le temps tu vois, si on les écoutait, je suis sûr que trouverait quelques choses…
- Tu pars vraiment très loin Robyn. Trop même.
- T’es pas de mon avis ?
- Les schizos ? Tu leur dis ça, quand ils ne sont pas en crises, ils t’enverraient te faire voir. Y’a rien de plaisant à entendre des voix et voir des choses qui n’existent pas.
- Qui n’existent pas… selon toi !
- Non, là, là, honnêtement je ne te suis plus.
- Tu vois, t’a peur de te poser des questions.
- Jamais dis le contraire Robyn. Mais dans ce cas-ci, il n’y a pas de question. C’est le cerveau qui fonctionne différemment.
- Oui et ?
- C’est une maladie.
- Ou un don.
- Ok, moi j’arrête là, je ne te suis plus.
- Tu as peur ?
- De quoi ?
- De remettre en perspective ta vision des choses ?
- Il n’y a rien à mettre en perspective. Une maladie n’est pas un don.
- La plupart des grands génies, artistes ou scientifiques, n’était pas vraiment sain d’esprit.
- Il y a peut-être une concordance entre talent et santé psychique mais ça s’arrête là.
- De mon point de vue, tu as tort.
- Et du mien, tu réfléchis sur des choses qui n’ont pas lieux d’être.
- Si tu regarde trop longtemps l’abime…
- L’abîme regarde aussi en toi. Ça va, Nietzsche est devenu un poncif. Le supermarché de la philosophie.
- Une idée bien arrêtée que tu as là Johnny Boy. Tu as déjà regardé l’abîme trop longtemps ou tu as peur de la regarder ?
- À toi de me le dire.
- Tu l’as regardé. Mais pas trop longtemps.
- Super. Sortir Nietzsche, c’est devenu hype. Maintenant tu vas me parler de Freud ? Tu veux savoir si je suis venu à bout de mon complexe d’Oedipe ?
- Non ! Rien à foutre. Et puis tu as dit que tu étais un meurtrier !
- As-tu entendu parler de Kierkegaard ?
- On dirait le nom d’un groupe de musique Suédois.
- Mon dieu…
- Quoi ? C’est vrai !
- Très américain… je parie ta bagnole que si je te montre une carte de l’Europe, tu ne saurais même pas où se situe la Suède.
- Tu m’as eu, je connais que l’Amérique. Ma bonne vielle Amérique.
- Ta bonne vieille Amérique ? Si tu est native américaine d’accord, sinon…
- Le bon vieux réflexe indicateur du sentiment d’infériorité de l’Européen !
- Sans les Français, tu boirais du thé et mangerai du pudding à l’heure qu’il est. Mais ça, aucun Américain le sait. Mais je sais ce que tu vas me répondre Robyn chérie, sans nous, je parlerai allemand et blah blah blah. Sérieusement ? Les Français ont aidé l’Amérique à naître, à prendre, à gagner son indépendance. Lafayette, ça te dis quelque chose ?
- Les galeries Lafayette ?
- Très drôle. En attendant, en France, les écoliers ne portent pas de sacs pare-balles pour aller à l’école.
- Tu aimes plonger la petite américaine dans les sujets qui fâchent ? D’accord. La guerre d’Algérie ? La torture ?
- Je pourrai dire de même pour ce que vous avez fait un Irak… Abu Ghraib ?
- Touché.
- Aucun de nos pays n’est innocents.
- J’en conviens.
- Bon, j’en étais à Kierkegaard. Ça te dit vraiment rien ?
- Non.
- Sache qu’il n’y a pas que Nietzsche comme philosophe. Arrête de suivre ces modes internets. Il y a beaucoup plus à découvrir, par soi-même.
- Tu me fais la leçon ?
- C’est un reproche ou tu veux que je te parle de Kierkegaard ?
- Tu sais quoi, j’ai bien envie d’un peu de silence ? Je dois même avoir du Simon and Garfunkel dans ma radio.
- Les pauvres, ils y sont depuis longtemps ? C’est pour ça qu’on ne les entend plus chanter.
- Un peu d’humour ! »
Robyn pianote sur sa radio, les premières notes de Sounds Of Silence de Simon and Garfunkel emplissent l’habitacle.
Jaskiers