Johnny sur la route – Chapitre 3

Robyn tourne son visage et fixe ses yeux verts dans les yeux marron de Johnny. Cela dure quelque secondes qui paraissent un peu trop longues pour Johnny. Il a toujours peiné à regardé les gens dans les yeux, surtout quand c’était la personne qui conduisait. Il détourna son regard inquiet vers la route.

« – T’as peur hein ?!

  • Robyn, je te connais pas, des… merde… regarde la route. Je vois pas qui tu es.
  • Dommage… pour toi j’veux dire.
  • Désolé, mais regarde la route s’il te plaît merde ! »

Robyn reposa son regard sur la route, elle avait légèrement déviée de sa trajectoire et la redressa.

« – Tu fais souvent des coups comme ça ?

  • John… j’peux t’appeler John ouai ?
  • Au point où on en est.
  • John, faut vivre dangereusement, même un petit peu, ça te permet de te remémorer la valeur de la vie.
  • Oui, j’vois c’que tu veux dire. Mais c’est mieux quand on contrôle. Là, j’ai rien demandé.
  • Faut aussi apprendre à perdre un peu le contrôle.
  • Nan, là, ça tu vois, je peux pas.
  • Control freak ?
  • Carrément, et je l’assume.
  • Tu dois avoir une triste vie Johnny Boy.
  • Au contraire. Quoique… tout est question de perspective.
  • Non Johnny, tout est question de temps.
  • T’es du genre : on a qu’une vie faut en profiter ! C’est n’importe quoi.
  • Non, je suis d’accord, cette mentalité c’est pas mon truc non plus. Juste, tu ne peux rien contrôler totalement. Et la chose la plus importante, le temps, est bien la chose la plus importante que nous pouvons manipuler à notre guise. On est… une expérience.
  • T’a fumé avant de prendre le volant ? On peut pas manipuler le temps.
  • Peut-être que oui, peut-être que non.
  • D’accord, le temps, machin machin, tout est relatif, Albert Einstein, le Boson de Higgs, la théorie des cordes, la particule de Dieu, la matière noire, le nucléaire et machin machin encore machin. Je crois que le mieux Robyn, c’est juste de ne pas se poser de question. Plus tu t’en poses, moins t’as de réponse et tu finis avec encore plus de question. Y’a des types qui finissent en hôpital psychiatrique à cause de ce genre de questionnement.
  • T’es un foutu robot ?
  • Nan… c’est quoi cette question à la mord-moi le-noeud encore.
  • Le jour où tu demanderas à un robot ou une intelligence artificielle qu’elle est le sens de la vie et que la machine te répond avec aplomb une réponse qui n’est pas : je ne sais pas… Ça sera déjà trop tard.
  • Mais qu’est-ce que ça a à voir avec ce que je viens de dire ?
  • Rien… je dis juste que tu as raison. T’es perdu, tu te poses des questions, tellement que tu t’es arrêté de t’en poser et tu continues de vivre sans savoir.
  • Ouai… mais toi tu te les poses ces questions ?
  • Tu sais, l’hôpital psychiatrique, les maladies mentales, les fous comme les appellent les gens normaux… enfin la normalité c’est une question de point de vue… je disais, les malades, les schizophrènes, les dépressifs, les mégalomanes tout ceux-là. Ils sont pas dans la norme, ont les internes et ont les soigne pour qu’ils rentrent dans le moule, qu’ils travaillent et paient leurs foutus impôts et tutti quanti… mais si on prenait le problème différemment. Les schizos, moi ils me fascinent. Des hallucinations ? Des voix ? Et si au final, ils étaient des sortes de messagers ? De quoi ? J’en sais rien Johnny Boy, mais si on prenait le temps, encore le temps tu vois, si on les écoutait, je suis sûr que trouverait quelques choses…
  • Tu pars vraiment très loin Robyn. Trop même.
  • T’es pas de mon avis ?
  • Les schizos ? Tu leur dis ça, quand ils ne sont pas en crises, ils t’enverraient te faire voir. Y’a rien de plaisant à entendre des voix et voir des choses qui n’existent pas.
  • Qui n’existent pas… selon toi !
  • Non, là, là, honnêtement je ne te suis plus.
  • Tu vois, t’a peur de te poser des questions.
  • Jamais dis le contraire Robyn. Mais dans ce cas-ci, il n’y a pas de question. C’est le cerveau qui fonctionne différemment.
  • Oui et ?
  • C’est une maladie.
  • Ou un don.
  • Ok, moi j’arrête là, je ne te suis plus.
  • Tu as peur ?
  • De quoi ?
  • De remettre en perspective ta vision des choses ?
  • Il n’y a rien à mettre en perspective. Une maladie n’est pas un don.
  • La plupart des grands génies, artistes ou scientifiques, n’était pas vraiment sain d’esprit.
  • Il y a peut-être une concordance entre talent et santé psychique mais ça s’arrête là.
  • De mon point de vue, tu as tort.
  • Et du mien, tu réfléchis sur des choses qui n’ont pas lieux d’être.
  • Si tu regarde trop longtemps l’abime…
  • L’abîme regarde aussi en toi. Ça va, Nietzsche est devenu un poncif. Le supermarché de la philosophie.
  • Une idée bien arrêtée que tu as là Johnny Boy. Tu as déjà regardé l’abîme trop longtemps ou tu as peur de la regarder ?
  • À toi de me le dire.
  • Tu l’as regardé. Mais pas trop longtemps.
  • Super. Sortir Nietzsche, c’est devenu hype. Maintenant tu vas me parler de Freud ? Tu veux savoir si je suis venu à bout de mon complexe d’Oedipe ?
  • Non ! Rien à foutre. Et puis tu as dit que tu étais un meurtrier !
  • As-tu entendu parler de Kierkegaard ?
  • On dirait le nom d’un groupe de musique Suédois.
  • Mon dieu…
  • Quoi ? C’est vrai !
  • Très américain… je parie ta bagnole que si je te montre une carte de l’Europe, tu ne saurais même pas où se situe la Suède.
  • Tu m’as eu, je connais que l’Amérique. Ma bonne vielle Amérique.
  • Ta bonne vieille Amérique ? Si tu est native américaine d’accord, sinon…
  • Le bon vieux réflexe indicateur du sentiment d’infériorité de l’Européen !
  • Sans les Français, tu boirais du thé et mangerai du pudding à l’heure qu’il est. Mais ça, aucun Américain le sait. Mais je sais ce que tu vas me répondre Robyn chérie, sans nous, je parlerai allemand et blah blah blah. Sérieusement ? Les Français ont aidé l’Amérique à naître, à prendre, à gagner son indépendance. Lafayette, ça te dis quelque chose ?
  • Les galeries Lafayette ?
  • Très drôle. En attendant, en France, les écoliers ne portent pas de sacs pare-balles pour aller à l’école.
  • Tu aimes plonger la petite américaine dans les sujets qui fâchent ? D’accord. La guerre d’Algérie ? La torture ?
  • Je pourrai dire de même pour ce que vous avez fait un Irak… Abu Ghraib ?
  • Touché.
  • Aucun de nos pays n’est innocents.
  • J’en conviens.
  • Bon, j’en étais à Kierkegaard. Ça te dit vraiment rien ?
  • Non.
  • Sache qu’il n’y a pas que Nietzsche comme philosophe. Arrête de suivre ces modes internets. Il y a beaucoup plus à découvrir, par soi-même.
  • Tu me fais la leçon ?
  • C’est un reproche ou tu veux que je te parle de Kierkegaard ?
  • Tu sais quoi, j’ai bien envie d’un peu de silence ? Je dois même avoir du Simon and Garfunkel dans ma radio.
  • Les pauvres, ils y sont depuis longtemps ? C’est pour ça qu’on ne les entend plus chanter.
  • Un peu d’humour ! »

Robyn pianote sur sa radio, les premières notes de Sounds Of Silence de Simon and Garfunkel emplissent l’habitacle.

Jaskiers

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Johnny sur la route – Chapitre 1

Johnny tend le pousse au bord de la SupraRoute, en attendant patiemment qu’une SupraMobile carburant à l’essence de fusée daigne s’arrêter. Mais à la vitesse où ces voitures vont, il y a peu de chance qu’un chauffard le voit. En fait, il risquerait plutôt de se faire atomiser.

Une vielle voiture Ford, Johnny ne saurait dire la série, car il n’est pas connaisseur et cette voiture est tellement rouillée qu’il serait difficile à un aficionado des vielles voitures de l’identifier, ralentit a quelques pas de lui. Seul le logo sur le capot, dressé fièrement sur l’amas de rouille, indique sa marque.

Une femme dans la trentaine la conduit. Noire, les yeux verts, c’est cette jeune femme qui va prendre Johnny en stop.

La voiture s’arrête enfin un peu avant lui, la vitre côté passager s’ouvre avec un violent et long bruit de grincement qui fait mal aux dents.

« – Tu vas où comme ça ? Lui demande la jeune femme.

  • Vous allez où vous ?
  • En Californie.
  • Ça me va !
  • Super… hey bien monte. »

Johnny appuie sur la poignée de la portière mais elle ne s’ouvre pas. Il regarde la conductrice avec un air surpris.

« – Ah merde, j’oublie tout le temps, elle s’ouvre pas, faut que tu passes par la portière de derrière, enfin de derrière moi. »

Johnny fait donc le tour de la voiture. Ouvre la portière arrière qui s’ouvre en laissant s’échapper un couinement digne d’une sirène de bateau. 

« – Viens à côté de moi, j’suis pas ton chauffeur non plus ! »

Johnny ne se fait pas prier, il n’a jamais vraiment compris pourquoi les gens ne voulaient pas qu’il s’assoie à l’arrière. Ils « ne veulent pas être mon chauffeur », c’est ce qu’ils disent tous quand il monte dans une voiture. Peut-être qu’ils ont en fait peur de laisser un inconnu s’asseoir derrière eux pendant qu’ils conduisent. Ça, ça se tient. Mais pourquoi ne pas le dire franchement ? Enfin, on ne se plaint pas à quelqu’un qui vous tend la main.

Notre ami John peine à se faufiler entre les deux sièges avant, le passage est étroit. Le levier de vitesse et le frein à main sont sur son chemin.

Son blouson frotte sur tout ce qu’il l’entoure et il s’affale légèrement sur la jeune femme avant de vite se rattraper et basculer sur le siège passager avant.

« – Désolé m’dame.

  • C’est rien, ça arrive souvent. Pas évident de passer devant. Faut vraiment que je pense à faire réparer cette portière. Et ne m’appelle pas madame !
  • Ok désolé. Pour votre voiture… ah… je sais pas si ça existe encore les garagistes.
  • J’dois avoir une pote dans mes contacts qui doit pouvoir bidouiller ça… mais faudrait déjà que je me rappelle son nom… son adresse… enfin. Donc direction la Californie.
  • C’est vous le chauffeur.
  • Si vous le dites. Et arrête de me vouvoyer ! On a le même âge, enfin je pense.
  • Désolé. Tu as quel âge ?
  • On ne demande pas ça à une femme !
  • Désolé…
  • Arrête d’être désolé. Tu as que ce mot dans la bouche !
  • Des… oh et puis merde.
  • C’est ça ! Faut se lâcher un peu ! »

La voiture démarra en trombe, Johnny ne s’y attendait pas et se cogne brutalement contre la boîte à gants.

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre Final

Peu importe leurs armes, leurs équipements de protection, tout ce que nous pouvions trouver à notre portée finissait dans leur tronche. Je me rappelle avoir ramassé une grenade lacrymogène à main nue et l’avoir glissé sous le masque de protection d’un cochon. Le flic était immobilisé par d’autres manifestants, et pressant le gaz sur son visage, les soubresauts de ses membres entravés, les cris d’encouragement des autres Sans-Riens, les vibrations, les sensations que je sentais dans ma main droite qui tenait la grenade, le ressentit de la souffrance du flic, son agoni, ça c’était, et ça reste, une expérience incroyable pour moi. Je sentais l’extrême chaleur qui se dégageait de la grenade, cette chaleur se dissipait en pleins dans le visage du cochon, la chaleur et le gaz asphyxiant, j’étais en train de tuer une personne qui en avait tué d’autres, tué des personnes comme moi. Je jubilais, je l’avoue. Ôter la vie d’un homme sous les encouragements d’autres hommes, la vengeance, le sentiment de contrôle, de pouvoir, de force, de haine qui se traduisait par mon action, ça, le meurtre d’un porc, c’est peut-être la meilleure sensation que j’ai eu de toute ma vie. Être amoureux, être aimé, faire l’amour, c’est jouissif, les endorphines envahissent votre cerveau, il l’irrigue, c’est ça le bonheur, de la chimie. Mais tuer cet autre être humain qui, de mon point de vue, le méritait, c’était encore plus plaisant que ça.

Éventuellement, le cochon arrêta de gesticuler. Sa poitrine fit un soubresaut, puis deux et plus rien.

Les bruits de la bataille s’estompaient tout autour de nous, pas un flic n’était venu à la rescousse de leur collègue. Je ne sais pas si c’était par lâcheté ou par le simple fait que la foule avait réduit à néant les forces d’intervention.

Je pensais que c’était le fait d’avoir tué un homme, l’état de choc potentiel dans lequel j’étais qui me faisait l’impression que tout, autour de moi, était silencieux. Mais non, simplement le calme après la tempête. Des corps gisaient, la plupart casqués, avec leurs armures fracassées, à nos pieds.

Il y avait évidemment les corps de Sans-Riens qui avaient perdus la vie, mais beaucoup moins que les flics.

C’était peut-être une première dans l’histoire du monde super-moderne et civilisé. Une foule de démunies avait anéanti des troupes de choc anti-émeutes.

Le silence régna pendant un court instant, puis, ayant réalisé notre victoire, nous éclatâmes de joie, le bonheur, enfin, d’avoir vengé les nôtres. Et cette victoire, elle fit le tour du monde. Notre monde super-connecté n’avait pas perdu de temps pour partager les images de notre triomphe.

C’étaient surtout les bons petits citoyens, terrorisés, effrayés et outrés qui avaient filmé et prit en photo l’événement. C’étaient eux, nos frères et sœurs ennemis, qui, sans le vouloir, sans le savoir, avaient été nos messagers.

Ceux d’entre-nous qui avaient des smartphones nous montraient comment l’Internet mondial réagissait. Au-delà des gentils citoyens respectueux et utiles, nous avions redonné espoir à tous les Sans-Riens du monde entier.

Rien de tout cela n’avait été prémédité, la Providence, ou quelque chose s’y appareillant, nous avait offert les conditions idéales pour déclencher une révolte mondiale.

À partir de ce moment, le monde civilisé, trop civilisé, ou pas assez, à vous de choisir, réalisa qu’une partie de l’humanité refusait cette nouvelle société.

Les citoyens modèles, enfin, réalisaient combien nous étions nombreux, combien nous n’avions pas peur d’affronter quiconque voulait nous priver de notre liberté. Mais, au lieu d’ouvrir une discussion sur la situation, notre situation précaire, au lieu de nous laisser la parole, de nous donner une voix, une place dans le Gouvernement Uni, les gens bien décidèrent de se barricader, de nous éviter. Réactions normales, après tout, nous avions massacré, sous les yeux du monde entier, des flics censés être l’ultime rempart contre la modernité, l’avancée technologique à outrance.

Mais ce n’est pas en nous claquant, encore une fois, la porte de la société au nez qui nous aura fait changer de comportement. Au contraire. Nous redoublâmes d’efforts, de violence, de protestations, de saccages, de pillages. Le monde était à nous.

Mais le Gouvernement Uni ne nous lâcha pas pour autant. La police, qui s’était rapidement transformée en une armée, s’opposa à nous, une guérilla s’ensuivit.

Tout le monde en eut pour son grade, qu’importe qui vous pouviez être, personne n’était à l’abri de notre hubris.

Nous pourrions parler de guerre civile, oui, c’en était une, et s’en est encore une à l’heure où j’écris ces derniers mots.

Je m’apprête à me faire exploser à côté d’un des représentants du Gouvernement Uni. Je vais partir en martyr.

Je laisserai le soin à mes camarades de vous parler de cette guerre fratricide que nous avons déclenchée sans vraiment le vouloir.

Que je tue ce représentant ou non, le monde verra que nous ne reculerons pas, qu’absolument personne n’est à l’abri.

Si des honnêtes citoyens meurent dans l’explosion, peu m’importe, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Qu’ils redoublent de violence contre nous, ou continuent à nous marginaliser, mon acte de sacrifice résonnera dans le monde entier.

Nous ne lâcherons rien. Une place à une table de négociation n’est pas, n’est plus ce que nous voulons. Nous voulons le chaos, l’anarchie. La fin.

Adieu.

FIN

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre 11

Nous avons tout de suite compris la situation, le Gouvernement nous avait bel et bien berné. Comment avions-nous pu être si naïfs ? Nous savions que ces gens franchiraient un jour les limites de l’acceptable. Les belles promesses d’union, de symbiose qu’avait fait naître cette nouvelle ère pour l’humanité n’avait été que pure désillusion. Nous savions, au fond de nous, qu’une poignée de personnes allait recommencer à vouloir dominer la majorité. C’est dans notre nature. Nous avons besoin de leader, et soit nous en faisons partie, soit nous somme ceux qui les serve. Et même si vous êtes en dehors de leur système, d’une manière ou d’une autre, vous contribuez à nourrir leur pouvoir sur la masse. On n’échappe pas à notre vraie nature.

La colère est la première réaction que nous avons eut. Fini les gangs, fini les dissensions, en l’espace d’une nuit, l’Uni nous avait… uni. Elle avait unifié ses ennemis. Voici l’erreur qu’ils ont faite.

Diviser pour mieux régner, une des bases pour gouverner, et doctrine qu’ils avaient su utiliser à leur avantage jusqu’ici, était tombé à l’eau.

Notre colère était doublée de peur. Qu’était-il advenu de nos amis ? Et en filigrane, nous nous identifions tous aux disparues. Et si ça avait été nous ?

Notre rage éclata, partout dans le pays. Dans les rues des grandes villes comme dans les campagnes et trous perdus.

Nous brisions tout ce qui pouvait nous passer sous la main. Voiture, vitrine de magasin, lampadaire, bennes à ordure, monuments, mairie et tout ce qui appartenait au Gouvernement. Les braves gens, les gens-utiles, qui avaient la malchance de nous croiser finissaient en sang, à terre. Nous en avons tué, je ne le démentirai pas. Je ne pourrai pas dire qui, parce que notre folie meurtrière ne nous a pas laissé de souvenirs précis.

Une foule en colère, quand on la voit de l’extérieur, ça doit faire peur, ça doit aussi être un peu pathétique. Mais quand vous êtes à l’intérieur de cette foule, quand vous faites partie de cette foule, quand vous êtes en symbiose avec elle, c’est une expérience puissante. Vous avez l’impression d’être en symbiose avec tous ceux qui vous entourent, vos corps ne font plus qu’un. Vous êtes une sorte de monstre lovecraftien, vous suivez mais aussi créez le mouvement. Votre cerveau est connecté aux autres, c’est quelque chose de très troublant quand on y repense plus tard, mais sur le moment, la foule, c’est vous.

J’ai frappé, cassé, brisé, crié, pleuré, insulté et cogné encore et encore avec des centaines, voir des milliers de personnes.

Ce n’est pas quelque chose que les honnêtes citoyens connaîtront. Pour avoir cette expérience, il faut avoir souffert, avoir perdu quelqu’un et, ou, quelque chose. Il faut avoir l’impression que vous n’avez plus rien à perdre, que vous êtes dos au mur et que vos opposants ne pourront vous arrêtez que s’ils vous passent sur le corps.

Les cochons sont arrivés après une bonne demie heure de carnage de notre part. Ils nous ont ordonné de nous disperser, cet ordre a été reçu par des lancés de pierre et d’objet en tout genre, la riposte a été rapide et douloureuse. Une charge de flic ressemblant, et agissant, comme des robots et quelque chose qui doit être fascinant et morbide à voir de l’extérieur. Mais dans la foule en colère, nous n’attendions que ça. Nous n’attendions que ce contact brutal, ancestral et sauvage de l’ennemi.

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre 10

Ça a bataillé sec pour ces tubes. Les premiers jours ont été violents, il y a eu des morts, des estropiés. Mais cela ne dura pas longtemps. Non pas que les Sans-Riens soient revenus à la raison et décidèrent que chacun pourrait passer une nuit pour laisser sa place à quelqu’un d’autre la nuit d’après. Non, mon instinct avait raison, le Gouvernement avait bel et bien un plan, et il avait décidé de jeter l’éthique, le respect de l’être humain une bonne fois pour toutes.

C’est pour cela que vous lisez ces lignes, je m’apprête à venger les miens, à me venger moi-même. Je n’aurai pas le temps de vous dire si la vengeance est cathartique ou inutile, mais, je vous expliquerai cela plus tard, à la fin, sûrement.

Mais qu’est-ce que ces caissons nous ont-ils fait à la fin ?

Les premiers jours où les Sans-Riens avaient passé leurs nuits dans ces tubes, rien de spécial, excepté, évidemment les batailles sanglantes, ne s’était passé. Ceux qui avaient eu l’opportunité de passer quelques nuits à l’intérieur étaient heureux, et encore plus déterminés à garder ce privilège pour leur petite personne.

Ce n’est qu’au bout de deux semaines que les choses prirent une tournure que je qualifierais de crime contre l’humanité.

Les privilégiés disparurent. Tout le monde savait qui dormait dans un caisson, ces personnes étaient devenus des chef(fe)s, des leaders, des personnes que certains admirés, à qui beaucoup léché les bottes pour, peut-être un jour, avoir la chance de passer ne serait-ce que quelques minutes dans ces engins. C’était aussi dangereux d’en être propriétaire, les démunies suivaient ces privilégiés, tentant parfois de leur trancher la carotide, de les piéger, pour prendre leur place.

Et une nuit, les caissons s’ouvrirent d’eux-mêmes sans aucune âme à l’intérieur.

Vous pourriez penser que ce n’était qu’un événement anodin, mais laissez moi vous expliquer pourquoi ça ne l’était pas.

Tout d’abord, un Sans-Rien quittant cet abri de luxe, en plein milieux de la nuit, sans que personne ne le voit, été impossible. Comme je vous l’ai expliqué, les caissons attiraient la convoitise de tout le monde. Plusieurs personnes étaient autour, quelqu’un aurait vu l’occupant sortir. Une information qui paraît anodine mais dont vous vous êtes sûrement fait la réflexion à l’instant, il y avait possibilité de faire ses besoins naturels dans le tube. Le caisson, rappelez-vous, a une hauteur de près de deux mètres et quarante centimètres. Même s’il fallait une certaine souplesse, il suffisait d’ouvrir un hublot qui cachait un bidet et faire vos besoins. Donc non, personne n’avait à sortir du tube pour quoi que ce soit.

Mais ce n’est pas là le meilleur argument pour prouver que cette situation était étrange, la meilleure, c’était que toutes les personnes qui avaient dormi cette nuit-là, dans le caisson avaient disparu.

Aucune trace de leur présence. Les propriétaires avaient aménagé à leur grès l’intérieur de leur havre. Certains, surtout les leaders de gang, avaient gravé ou tagué leurs initiales ou les symboles de leur clan à l’extérieur et à l’intérieur de leur possession.

Mais en une nuit, c’était comme si le caisson, à l’intérieur, n’avait jamais accueilli quelqu’un. Tout était propre, sans gravure ni graffiti, pas d’effets personnels. Ils s’étaient évaporés.

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre 9

Un beau jour, à la place des bancs que vous pouviez trouver dans les squares, les parcs, les rues, à tous les endroits où un banc avait été placé, une sorte de caisson, long d’environ deux mètres cinquante et large de deux mètres les avaient remplacés.

Nous avons été surpris. Notre premier réflexe a été de voir ce que ces caissons étaient.

Ils s’ouvraient sur le côté, sur la longueur, d’un seul côté. À l’intérieur, tout était matelassé. Des systèmes de ventilation étaient installés sur les côtés. Un gros oreiller dans un coin, des couvertures bleues, un petit caisson de rangement du côté opposé de l’oreiller, un Thermos, des gourdes, des gobelets et un tout petit réfrigérateur encastré à l’intérieur de la grande portière.

Incroyable, le Gouvernement avait peut-être enfin réalisé que nous étions des êtres humains, et que c’était en nous tendant la main de ce genre de façon que nous pourrions re-basculer dans une vie bien rangée.

Sauf que…

Je suis persuadé que nos leaders avaient pensé que ces caissons pour Sans-Rien n’étaient pas ici pour nous aider, mais pour créer des tensions et dissensions entre nous.

En effet, nous étions des milliers, voir quelques centaines de milliers et même un bon million, à travers le monde, à vivre dans la rue. Et il n’y avait qu’une poignée de caissons par rapport à nos effectifs.

En premier lieux, les bancs étaient déjà occupés par des personnes s’étant battues, au sens littéral du terme, pour pouvoir occuper et garder un banc. Certains bancs appartenaient même à des gangs, qui les louaient pour de l’argent, de la nourriture, de la drogue ou du sexe.

Maintenant, les gangs et autres propriétaires d’un banc se retrouvaient avec un caisson.

Toute la hiérarchie des démunies était chamboulée.

Si vous étiez propriétaire d’un banc, deveniez-vous de facto propriétaire d’un caisson ? Fallait-il procéder à un vote ? Se battre à nouveau pour savoir qui serait le nouveau prophète ? Était-ce juste ou injuste de considérer le caisson comme votre, posséder un luxe que n’était pas le vulgaire objet de ferraille et de bois ? N’était-il pas légitime que ce changement drastique soit suivi d’une nouvelle lutte de pouvoir ?

Qu’importe votre avis, vos réponses, pour nous, la réponse s’imposait d’elle-même ; personne n’était plus propriétaire de rien, il allait falloir se battre, parfois en formant des clans, jouer de la diplomatie, de coup bas, pour devenir propriétaire d’un caisson.

Je n’ai pas participé à ces combats fratricides. Je n’avais jamais dormi sur un banc. Pourquoi ? Parce que je n’avais pas la volonté, ni nécessairement l’envie, de me retrouver mêlé dans une baston à coup de tessons de bouteille, de battes de baseball, de canifs, pour pouvoir dormir dans ce qui semblait être une bénédiction, un luxe, dont je n’avais pas besoin.

Les squats, les cartons empilés, les immeubles et magasins désaffectés, à même le sol, j’étais habitué à vivre sans rien. Je me serai senti mal à l’aise dans ces tubes, ce n’était pas naturel pour moi. Et mon instinct, que j’ai réappris à écouter, me disait que ce petit havre de confort était dangereux. Pas seulement à cause de la nouvelle guerre qu’ils avaient engendrée, mais parce qu’ils venaient du Gouvernement Unis.

Rien n’était gratuit, il fallait apporter quelque chose à la société pour pouvoir bénéficier de la moindre chose vitale. Et ces caissons n’avaient rien d’anodin, ni de charitables, ce n’était pas un acte de compassion envers nous, mais quelque chose de sombre, de sinistre.

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre 8

L’impact est violent, les flics et les Sans-Riens se mélangent dans une bataille au corps-à-corps, c’est une bataille homérique qui fait rage.

Vous prenez quelques coups, dans la tête, les côtes, les bras et parfois les jambes. Mais vous ne vous arrêtez pas, la fuite, c’est votre but. Savoir qui vous a frappé et rendre les coups signerait votre arrêt de mort.

Vous sentez l’air du dehors, il est frais, ça change de l’air vicié que vous avez respiré jusqu’ici dans le camion-cellule et le hangar.

Il fait nuit, mais les grandes lumières donnent l’impression qu’il fait encore jour. Vous continuez à avancer dans la mêlée. Votre équipe gagne du terrain, certains ont eu la même idée que vous. Ils vous dépassent, une bonne chose, car les flics se concentreront sur eux en premier et cela vous donnera plus de temps et d’opportunités pour trouver le moyen de vous enfuir.

Ça pétarade encore, des corps tombent, vous trébuchez pour vous relever immédiatement. Les yeux aux aguets. Des tours de guets, des explosions, un grillage surmonté de barbelé électrifié, ceux qui vous ont dépassé se jettent dessus, leur corps tressautent avant qu’une fumée et que les flammes les consument. Certains cochons sont projetés dessus, cochons grillés.

Puis, une explosion plus forte que les autres, la foule belligérantes vous entraîne inévitablement vers le grillage. Vous serrez les dents quand vous le touchez. Rien ne se passe. La pression de la foule pleine de rages est tellement forte que vous êtes plaqué contre cette barrière qui cède.

Vous tombez, des gens tombent sur vous, trébuchent, vous piétinent. Utilisant la force du désespoir, la liberté étant toute proche, vous forcez sur vos bras, réussissez à vous dégager et vous courrez. Encore et encore. Des corps tombent raide mort devant et à côté de vous, vous slalomez, et utilisez votre adrénaline pour la dernière ligne droite. Une forêt, cette nature qui brûlait il y a quelques années est maintenant votre refuge.

Après vous êtes profondément enfoncé dedans, vous vous arrêtez, épuisé. D’autres survivants apparaissent, certains décident de se regrouper pour continuer leur fuite, l’union fait la force. D’autres repartent seuls. Des cochons sont à vos trousses mais ils ne connaissent pas la nature comme un Sans-Rien la connaît. Vous profitez du terrain pour vous camoufler, grimper dans un arbre, sous des racines, dans des buissons. Puis, après avoir attendu la nuit, vous avancez jusqu’à retrouver un bon paquet de survivants avec la même connaissance de la survie que vous.

Et vous voici libre.

Si vous avez besoin, ou envie, je ne sais pas quel est le terme approprié, des ami(e)s qui n’ont malheureusement pas pu s’échapper et qui ont survécus vous écriront leurs histoires. Ma connaissance de l’univers carcéral du Gouvernement Unie s’arrête à cette évasion. J’ai eu la chance de réussir à m’enfuir, et je m’apprête à venger mes amis, mais je vous expliquerai cela plus tard.

Revenons à la vie dans la jungle urbaine.

Le Gouvernement Unie, qui semblait nous délaisser, envoyé parfois quelques missionnaires pour essayer de nous remettre sur le droit chemin.

Ce n’était pas un travail facile pour eux, beaucoup avaient l’audace de rentrer dans des squats ou des repères de Sans-Riens. Et ils repartaient avec un nez cassé, des ecchymoses partout sur le corps, des dents en moins, un œil au beurre noir et, s’ils avaient eu l’excellente idée de venir avec des objets de valeurs, voir des objets pour nous appâter, ils ressortaient culs nus.

Je ne sais comment ces gens ont été recrutés, et encore moins comment ils ont été convaincus de faire ce sale boulot.

À ma connaissance, jamais de Sans-Riens n’ont accepté de revenir dans les rangs grâce à ces pauvres agents.

Toujours est-il que le Gouvernement Uni n’a jamais baissé les bras et a décidé d’utiliser la technologie pour nous ramener dans ses filets.

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre 7

Vous vous recroquevillez, les lamentations, les bruits de bagarres, vous en avez eu votre dose.

Puis, d’énormes néons bleus s’allument, vos yeux, encore agressés, mettent du temps à s’habituer. Plus personne ne bouge, tous ont le regard rivé vers ces lumières.

Puis, c’est une voix, qui vous annonce de rester calme, que des agents vont venir sélectionner des personnes pour une visite médicale, les cas les plus graves passeront en premier, et de restez patient. Au moindre geste hostile, les policiers utiliseront la force létale, il ne tenait qu’à nous de choisir comment les choses allaient procéder.

Les hauts-parleurs s’éteignent, les gens se regardent. On chuchote, on débat.

Ils vont nous tuer, pourquoi se soucieraient-ils de notre santé après nous avoir traités ainsi ? C’est un leurre, il faudra se jeter sur le premier cochon venu, le nombre fait la force.

C’est faux, ils nous ont traités comme cela car nous étions nombreux. Maintenant, ils allaient nous soigner, et essayer de nous faire rentrer dans le droit chemin.

Ou nous serons emprisonnés. Dans ces prisons insalubres, gardées par des flics en fin de carrière, qui n’en auront rien à foutre de nous. À l’intérieur, c’est la loi du plus fort.

Ou dans une sorte de camp d’endoctrinement. Des rumeurs circulent sur l’existence de pareils camps, mais rien de concret. Lavage de cerveau et retour à une vie bien rangée.

Ou recevoir une puce RFID, qui traquera nos moindres mouvements, nous sera implantée. On veut contrôler les troublions, et peut-être que les Sans-Riens implantés par des RFID sont la raison des raids comme ceux que l’on a vécu.

Tout le monde est confus, la visite médicale est peut-être un prétexte pour quelque chose d’autre, ou une vraie visite. Mais c’est sûr qu’aucun de nous ne ressortira totalement libre d’ici.

Les esprits s’échauffent. Personne n’a été fouillé avant d’être introduit ici. Certains sortent des canifs, d’autres des flingues, d’autres des armes de fortune qu’ils transportaient avec eux pour protection avant d’être attrapés.

Vous n’avez rien. Vous savez qu’ils ont raison. Peut-être que les agents savent pertinemment qu’il y aura résistance, ce n’est pas la première fois qu’ils font ce genre de coup de filet, ils s’apprêtent à massacrer tout le monde.

Votre seule option, vous faire petit, trouver une brèche, une faille, une opportunité pour vous enfuir. Ou faire le mort.

Des bruits mécaniques, les lumières artificielles puissantes de dehors s’infiltrent. De grandes portes rectangulaires, s’ouvrent doucement.

Vous ne voyez que les bottes des flics, puis la ceinture, la chemise bleu foncé avec « Police Unie » floquée en blanc sur la poitrine. Puis le casque, et le fusil-mitrailleur déjà en joug dans votre direction. Ils sont une bonne centaine, ce sera une bataille qui se jouera à environ trois contre un, en faveur de votre camp.

Les portes n’ont pas fini de s’ouvrir que déjà, votre camp prend l’initiative.

Le premier coup de feu est à peine parti que la mitraille commence. Les balles sifflent, vous entendez le bruit qu’ils font quand ils pénètrent un corps, perforant la chaire, brisant les os. Des cris, des explosions, de la fumée. Les yeux qui piquent, la gorge qui brûle à chaque inspiration. Penché en avant, vous avancez en poussant, en attrapant le premier venu pour vous en servir de bouclier humain. C’est horrible de faire cela, mais ceux qui survivent à ceux genre de situation ont plus ou moins, consciemment ou pas, profité du malheur de l’autre pour survivre.

Vous approchez d’une des sorties, la masse de flic avance sur vous, vous reculez pour ne pas prendre de balle. Votre clan réalise qu’il n’y a pas d’échappatoire et les plus courageux d’entre eux chargent. Vous les suivez, non pas pour quitter cette vie dans un dernier acte d’insoumission, mais parce que c’est la seule opportunité que vous aurez de pouvoir vous échapper.

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre 6

Il faut que je vous dise ce que l’on risquait et subissait si, durant un de ces raids des Cochons, nous nous faisions attraper.

Paralysé, le corps entier qui ne répond plus avec une douleur sourde vous traversant chaque muscle, c’est comme ça que vous finissiez une fois touché par un flashball électrique.

Si aucun de vos ami(e)s n’avaient pu vous aider à vous emmener en sûreté, vous étiez maintenant à la merci des policiers.

L’un d’entre eux vous ramassez comme un sac à patates puis vous balancez dans le fourgon de détention. Vous retombiez, encore raide, sur d’autres pauvres hères comme vous.

Si vous étiez ramassé parmi les derniers, vous aviez la chance de ne pas être en bas de la pile de corps entassées, donc de ne pas mourir étouffé.

Puis le camion de détention démarrait et tournait, et retournait. Vous étiez secoué dans tous les sens, impossibles de vous accrocher à quoi que ce soit. Vous preniez un coup de genoux dans la tête ou finissiez encastré dans un amas de corps, vos membres se tordaient, certains se cassaient. Des cris de douleur, d’agonies. Pour les moins paralysés, des appels à l’aide ou à la pitié. Vous sentiez la personne à côté de vous suffoquer, hoqueter et puis mourir. La mort a un son. Une odeur, celle de la transpiration, du sang et du métal recouvrant la camionnette de détention.

Vous surviviez, comme la plupart des personnes présentes, mais vous aviez mal. Vous pouviez bouger un peu plus, l’effet restrictif de la balle en caoutchouc électrifié qui vous avait percutée s’estompait doucement.

Un arrêt brutal, dernier soubresaut dans la cage.

Les portes du camion s’ouvrent, on crie, supplie. On beugle des ordres, vous ne compreniez pas tout. Des coups, des bruits de glissements, les soldats tirent chacun un prisonnier, par les pieds ou la tête, ils attrapent le premier corps qui leur tombe sous la main.

Ça va vite, très vite, vous voyez enfin la lumière du jour, ou plutôt, des grands projecteurs braqués sur vous qui vous éblouissent.

On attrape votre pied, vous glisser et percutez le béton brutalement. Votre front a méchamment percuté l’asphalte, mais pas le temps de gémir, on vous traîne, d’autre prisonnier sont traînés autour de vous. La friction entre votre peau et le bitume vous brûle. Vous avez récupéré un peu de mobilité, vous tentez donc de faire lâcher prise le cochon qui vous traîne. Mais vous êtes encore trop faible. Le cochon, en pleine forme, s’énerve. Vous prenez un coup de tonfa dans les reins et vous continuez d’être traîné.

Le sol change d’aspect, vous êtes maintenant sur du carrelage blanc immaculé et glacé. Vous ne sentez plus l’air frais de dehors, vous savez que vous êtes entré dans un environnement clôt.

Le policier vous attrape par les cheveux, vous plaque violemment contre un mur, vous assène un coup-de-poing dans le ventre. Votre souffle coupé, vous tombez à genoux en essayant d’aspirer de l’air.

Vous venez à peine de reprendre tant bien que mal vos esprits, vous réalisez que vous êtes dans une sorte de grand hangar. Le plafond haut et voûté, la dimension de la pièce vous le confirme.

D’autres prisonniers sont amenés et reçoivent le même traitement que vous. Vous êtes des centaines, peut-être moins, vous n’avez pas le temps de bien vous faire une idée, une immense porte se referme, bloquant les faisceaux lumineux. Vos yeux brûlent, ils viennent de voir disparaître une forte lumière blanche et se retrouvent dans le noir complet.

Puis, c’est une nouvelle litanie de plaintes ponctuée de cris de rage. Dans le noir, on s’agrippe à quelqu’un, on frappe, on touche, on vole, les plus bas instincts mêlés à la détresse se font jour.

Jaskiers

Tout perdre – Chapitre 5

Est-ce que je regrette d’avoir agressé des gens, des jeunes, des vieux ? Non. La nouvelle société ne m’a pas donné le choix. Je n’aime pas que les gens disent que la vie est une question de choix. Est-ce vraiment un choix si l’autre option est la mort ? Le suicide allait à l’encontre de mes prérogatives sur la vie, je ne considérais pas que m’ôter la vie était quelque chose de normal, d’acceptable. Je n’ai pas eu le choix. Même si au final, j’ai trouvé une porte de sortie, qui m’a fait reconsidérer le suicide. Mais les gens qui n’ont pas la force de mettre en perspective le fait de s’ôter la vie, pas la force ou simplement parce qu’ils veulent vivre, eux, n’ont pas de choix.

Je n’ai pas tué, ou du moins pas que je le sache. J’ai laissé pas mal de personne en sang dans mon parcours de Sans-Riens. J’ai bastoné, tailladé, poignardé, assommé pour rester vivant. Enlevé un peu de l’espérance de vie d’autre pour en ajouter à la mienne.
La faim, la soif, le froid, la chaleur, les tempêtes et ouragans, les autres truands, tout cela a poussé mon instinct de survie à un point de non-retour. J’avais dit adieu à la vie normale, j’allai vivre, comme je le voulais et comme je le pouvais,un point c’est tout.

Le Gouvernement Mondial, pour contrer la montée de violence des Sans-Riens, nous n’étions pas désignés comme sans-abris mais des Sans-Riens, devenait un problème important pour l’avenir et les projets grandioses de conquêtes de l’Espace. Des unités de police spécialement formées ont commencé à essayer de faire régner l’ordre. ‘Spécialement formée’ était le terme appliqué à ces unités, mais encore aujourd’hui, ce terme reste vague. Ont-ils été entraînés spécialement pour réprimer les Sans-Riens ? Et si oui, quel type de formation ont-ils dû passer ?

En-tous-cas, ces officiers ont dû apprendre à manier la tonfa électrique et le flashball électrisé dans leur cours.

Ils arrivaient souvent en retard après une agression. Nous, les voleurs, connaissions la ville et ses rues, ses égouts, ses ponts, ses planques. Eux non. Leurs véhicules blindés, car oui, il leur fallait des véhicules blindés pour mater les désœuvrés, étaient bien trop lents pour arriver à temps après une de nos aggression.

Là où ces Messieurs Dames étaient les meilleurs, c’était quand il s’agissait de repérer nos attroupements, car nous nous réunissions parfois pour s’échanger des tuyaux, des bons coups, et même, pour partager et échanger un peu nos maigres possessions.

Durant ces moments, ils nous tombaient dessus par surprise.

D’abord, nous recevions les projectiles de leur flashball, qui non seulement nous percutaient violemment mais lâchaient des décharges électriques. Si vous étiez touché, vous ne pouviez presque plus bouger. La douleur était terrible, mais sentir son corps ne plus réagir vous mettez dans un état de panique terrible.

Durant ces rassemblements, nous étions parfois plusieurs centaines. Parfois dans un parc, dans des étages de buildings inoccupés, dans des quartiers mal famés, dans de vieux quartiers résidentiels abandonnés car devenu dangereux à cause des catastrophes naturelles, voilà où se passaient nos réunions de Sans-Riens.

Nous avons vite compris qu’il y avait des mouchards et des balances parmi nous, mais nous ne faisions rien tant que nous n’avions pas de preuves concrètes de la collaboration d’un individu avec ces Cochons, le nouveau surnom des flics. Nous ne voulions pas recréer ce système où un simple doute pouvait mener un homme ou une femme à perdre la vie. Car oui, quand nous avions des, ou une, preuves concrètes de la trahison d’un des nôtres, la mort était la sentence. Mais pas une belle mort, nous devions faire passer un message à tous ceux qui voulaient se retourner contre-nous ou nous infiltrer. La torture, l’humiliation, la mise à mort, tout était planifié pour terroriser ces lâches. Je n’exposerai aucun exemple de ce que nous faisions subir à ces personnes. Là aussi, j’ai participé. Je n’en suis pas fier, là non plus, mais c’était quelque chose qu’il fallait faire pour le bien de tous, pour survivre.

Jaskiers